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Youssef Elqedra : « Il faut inventer un nouveau langage pour dire Gaza »

Youssef Elqedra, poète et chercheur en littérature arabe, lauréat du programme Pause qui met les universitaires en danger à l’abri, est arrivé à Marseille fin avril 2025. Il dit à Mediapart ce que la guerre génocidaire fait au langage et aux mots.
Marseille (Bouches-du-Rhône).– « À quarante-deux ans, / on ne naît plus. / Les os sont usés, / le cœur comme

un vase desséché par un long été. / Le vent qui passe dans ma tête / y laisse l’écho du chant d’une colombe / qui n’a pas trouvé son nid. / À quarante-deux ans, / je suis devenu léger comme l’ombre d’un garçon mort avant d’avoir retenu son nom. / Je marche sur un trottoir désert, / je compte les fissures comme on compte les épreuves. / Gaza, / Une éraflure dans le crâne […]. »
Youssef Elqadra a écrit ce poème début juin, à l’occasion de son anniversaire. À Marseille, sa nouvelle ville, son lieu provisoire, celui qu’habite son corps, en tout cas. Son âme, elle, est toujours à Gaza. Il a été évacué de l’enclave palestinienne fin avril et se trouve en résidence à l’université Aix-Marseille dans le cadre du programme Pause.
Ce poème écrit à Marseille, il l’a lu en arabe devant une assistance attentive, et le texte a été traduit en français par le professeur émérite et traducteur qui l’accompagne dans cette nouvelle vie académique, Richard Jacquemond.
Youssef Elqedra, dont le sourire atteint rarement les yeux bruns, fume cigarette roulée sur cigarette roulée. À la fin de notre rencontre, quand on lui demande s’il veut ajouter quelque chose, une parole de plus, un mot supplémentaire, il déclare : « J’ajouterais bien une tasse de café », boisson qu’il consomme avec ferveur. « Je me rattrape », dit-il, avant de raconter les cigarettes de Gaza. Ou plutôt leur absence.
« Une cigarette a coûté jusqu’à 65 euros. La pièce. Du coup, il a fallu trouver un moyen, des substituts, raconte-t-il. Au marché, des vendeurs proposaient à 1 ou 2 euros pièce des cigarettes faites avec de la roquette ou de la mouloukhiya [corète – ndlr] séchée. Pour donner un peu le goût de la vraie clope, ils mettaient sur les feuilles quelques gouttes de liquide de cigarette électronique. »
Fumer des feuilles comestibles, comme la roquette, dont on fait des salades, ou la corète, que l’on cuisine en soupe, peut sembler à la fois scandaleux et délirant, dans un territoire où, même avant le blocus hermétique actuel, l’entrée des produits alimentaires était rationnée et aléatoire.
« Mais le sac de 250 grammes de mouloukhiya coûtait 200 euros, ce qui fait le kilo à 800 euros, parce qu’on ne la cultivait pas à Gaza, elle était importée. Personne ne pouvait se payer ça pour la manger, alors ils en faisaient des clopes », reprend-il.

Les mots sont pervertis
Youssef Elqedra est titulaire d’un master en études littéraires de l’Institut de recherche et d’études arabes du Caire (2015) et d’une licence en langue arabe et médias de l’université Al-Azhar de Gaza (2005). Le jeune homme de Khan Younès est reconnu partout dans le monde arabe dans cette discipline reine qu’est la poésie. Il a passé un an et six mois à chroniquer les détails de la vie massacrée par la guerre génocidaire.
Ses textes ont été publiés en arabe, en anglais, en italien, dans des revues ou sur des sites comme Raseef22, The Dreaming Machine, Al-Jadid et d’autres. Un recueil, Le Livre de Gaza, journal intime (Kitâb Ghaza, youmiyât, non traduit), est sorti en janvier 2025 dans une maison d’édition cairote, des extraits ont été lus en public dans différents pays arabes.
« Je suis un poète. Avant la guerre, j’écrivais par plaisir et avec plaisir. Depuis le début de ce qui n’est pas une guerre, de ce qui est une épuration ethnique, un génocide, j’écris pour témoigner, j’écris pour dire ce que traversent les gens. Avant, écrire était un privilège. Aujourd’hui, j’écris comme on survit. »
Ses phrases ne sont plus les mêmes, sa langue a changé. « Elle était rêveuse, poétique, romantique, elle jouait avec l’imagination. Aujourd’hui elle est dure, âpre, concrète, elle dit le réel », analyse-t-il.
Il ne lui était pas possible de s’arracher au réel, l’aurait-il voulu. Il y était englué, comme tous ceux et toutes celles emporté·es dans le quotidien de Gaza depuis le 7-Octobre. Deux semaines après le début de la guerre, Youssef Elqedra perd sa petite sœur Shaima, 21 ans. « Elle est morte dans le bombardement de sa maison, avec son mari, sa fillette Marwa et le bébé qu’elle portait. Elle était presque à terme, elle devait accoucher deux ou trois semaines plus tard, raconte-t-il. Vingt-deux personnes sont mortes avec elle, de la famille de son mari. »
Le magazine en ligne Raseef22 a publié le récit qu’il a fait de cette terrible nuit et des heures qui ont suivi, sous le titre C’est ma petite sœur qui dort dans la fosse commune. Il s’est précipité, aussitôt la nouvelle du bombardement connue, a trouvé des étages effondrés les uns sur les autres et a tout de suite compris que personne, de tous les vivants de cet immeuble, ne l’était plus. Extrait : « La nouvelle de cette perte a brisé le cœur de ma mère, mais devant tout le monde, elle se tient fière, plus forte qu’une montagne, résiliente, patiente, calme, toujours en prière et pleine de grâce. Elle garde ses larmes pour l’hiver prochain, quand personne ne pourra les distinguer de la pluie qui tombe. »
Et celui-ci, encore : « [Mon père] pleurait comme un enfant. Il était resté tard avec eux cette nuit-là, et lorsqu’il avait quitté la maison, sa petite-fille Marwa s’était accrochée à lui en lui disant : “Au revoir, Ziddo ! (Jeddo)” [grand-père, en arabe palestinien – ndlr]. Mon père répétait cette phrase encore et encore à l’hôpital, au cimetière et sur le chemin du retour. Il était dans un état de choc terrible. »
Les familles disloquées sont devenues la norme à Gaza. Elles le sont par la mort, et aussi par les déplacements forcés. En décembre 2023, c’est au tour de la maison familiale d’être détruite par un bombardement. Youssef y perd ses souvenirs d’enfance, sa vie d’adulte, son confort. Et sa thèse, qu’il vient de terminer mais qu’il n’a pas encore soutenue, sur le poète et philosophe Hussein al-Barghouti.
« Cinq ans de ma vie, relate-t-il aujourd’hui. Mais je vais la réécrire, elle sera différente, car je comprends Hussein al-Barghouti autrement, après ces dix-huit mois de génocide. Je ne lis plus exactement de la même façon Je serai parmi les amandiers [Actes Sud, 2024], qu’il a écrit à la fin de sa vie, de retour à Kober, son village natal près de Ramallah, encerclé par les colonies et l’affreuse lumière de leurs néons blancs, qui abîme la couleur de la terre. »
La guerre génocidaire a bouleversé sa vision de la vie, et du monde. « L’hypocrisie du monde, qui regarde les Palestiniens comme des chiffres et des bilans comptables, m’a changé à jamais. Et ce qu’ils font aux mots, la déviance des mots, le mensonge permanent. Ils disent “zone sûre” alors qu’ils bombardent, “fournir de l’aide” alors qu’ils nous affament, “guerre”, alors que “guerre” sous-entend deux pays, deux armées qui s’affrontent, et qu’il s’agit à Gaza d’un nettoyage ethnique, d’un génocide, de je ne sais quoi, mais certainement pas d’une “guerre” », reprend-il.
Poète et chercheur en littérature, il a acquis la conviction qu’il lui faut inventer une nouvelle langue, que celle qu’il maniait jusque-là est dépassée, qu’elle ne peut pas rendre compte de la réalité de Gaza d’aujourd’hui.
Car hors des détournements de sens, beaucoup de mots en ont été vidés, ou en ont changé : « En temps normal, un mot possède une signification concrète. Une fleur est une fleur. La “maison” voulait dire famille, confort, amis, sécurité, intimité, quartier, pays. Aujourd’hui, “maison” amène en tête destruction, ruines, cadavres, souvenirs disparus, effacés. Et comment dire ce qui se passe à l’intérieur de nous, la douleur, l’annihilation, le désespoir ? »
Youssef Elqadra réfléchit avant d’utiliser les mots. « Mon travail et mon écriture ont complètement changé. Ce qui était n’est plus. Il y a une distance importante dans la signification des mots », affirme-t-il.
Il laisse aussi beaucoup de blancs entre eux. Quand vient la question de la perte, il dit ainsi : « J’ai tout perdu dans ce génocide. Si je compte les personnes, ma sœur, sa fille et le bébé qu’elle portait… sept du côté de mon oncle, le père, sa femme, leurs enfants… un cousin, sa femme et sa fille… des voisins, Omar, Moustafa, Hamid… mon ami Ali, sa femme, sa fille et son fils… des amis poètes… des amis journalistes…. Si vous saviez… »

La nécessité d’un nouveau langage
Dans un texte paru début juin 2025 dans la revue littéraire Arablit, Youssef Elqedra évoque la place que l’écriture prend pendant la guerre : « L’écriture n’est pas seulement un témoignage de destruction, mais aussi un acte de contre-création. L’écrivain remodèle la ville avec des mots, reconstruit les ruelles détruites par les bombes, grave sur le papier les visages de ceux qui ont disparu si soudainement. Chaque texte porte en lui cet effort continu pour préserver quelque chose de l’esprit du lieu, malgré toutes les tentatives pour le déraciner. »
« J’essayais chaque jour de décrire ce qui arrivait aux gens, je n’avais pas le temps d’être triste, ajoute-t-il en regardant la Bonne Mère de Marseille depuis le balcon. Si ce n’est pas pour toi, c’est pour ta famille. La course de survie était le plus important, plus que de penser qui était mort ou vivant. »
Après la destruction de la maison familiale de Khan Younès, il se réfugie chez un ami, avec ses parents, deux de ses frères et leurs familles. La respiration dure trois semaines, puis il faut à nouveau fuir, l’armée israélienne ayant envahi les alentours. « Elle n’avait même pas diffusé d’ordre d’évacuation, contrairement à son habitude. Le quartier était plein de déplacés, des tentes avaient été installées dans les rues, entre les maisons. Les chars sont entrés par le sud. Ils ont coupé toutes les sorties, même celles qui menaient à Mawassi, sur la mer. En quatre heures, on était complètement nassés. »
La voiture dans laquelle la famille s’entasse à quinze – « Je ne pensais pas qu’on pouvait mettre autant de gens dans un véhicule pour quatre », sourit Youssef – slalome entre les tanks et les tirs. Ils arrivent à 70 mètres de la mer, trouvent un morceau de terrain inoccupé. Installent une tente. Youssef y vivra quinze mois, jusqu’à son évacuation, fin avril 2025.
Le père de Youssef a refusé de partir pour Mawassi, cette bande de sable vers laquelle les Gazaoui·es sont poussé·es. « Je suis un vieil homme, je parle hébreu, ils ne me feront rien », a-t-il asséné à sa femme et ses fils. Il a décidé de repartir vers la maison familiale détruite. Ce quartier-là aussi a été encerclé, puis investi par l’armée israélienne. « C’était le 23 janvier 2024, se souvient Youssef. On a réussi à communiquer avec lui pendant deux semaines, et puis on a perdu le contact, et toute trace de lui. » La seule chose qu’ils savent, c’est que beaucoup de personnes ont été tuées, et beaucoup arrêtées.
Pendant deux mois, Youssef parcourt les hôpitaux et les centres de déplacé·es pour tenter de trouver, sinon son père, au moins des témoins qui le renseigneraient sur son sort. Il finit par apprendre qu’il a été arrêté. « Trois mois plus tard, on a appris qu’un groupe de prisonniers avaient été relâchés, à Rafah. Il en faisait partie, raconte Youssef, avec plein de blancs entre ses mots. On l’a trouvé alors qu’il errait dans la rue, à la recherche de sa tante, disait-il. Il avait été battu, torturé, humilié, enfermé avec d’autres dans des conteneurs du côté de Jérusalem, pas dans une vraie prison. Il avait des côtes cassées, des blessures dans le dos, des traces sur les mains. Mon père a 68 ans, il était déjà très fragile après la mort de ma petite sœur Shaima, et je pense qu’il a perdu la tête. »
La respiration que Youssef réussit à se ménager est son jardin. Ou plutôt les cultures qu’il fait pousser partout entre les tentes, pour nourrir sa famille et ses voisins. « La prétendue aide humanitaire, ces boîtes de conserve, n’a aucune valeur nutritionnelle. Elle sert à deux choses : te remplir le ventre, et encore pas complètement, et permettre aux États qui ne lèvent pas le petit doigt pour arrêter le génocide de se déculpabiliser, assure-t-il. Alors j’ai planté les premières graines dès que nous nous sommes installés dans la tente. J’ai pris tout ce que mes amis paysans pouvaient me donner, des légumes et des fleurs, et au fur et à mesure des récoltes, je me suis constitué ma réserve de graines. J’ai planté jusqu’à la veille de mon départ de Gaza. »
Choux divers, poivrons, piments, aubergines, tomates, fèves, courgettes, pastèques, chaque plant est soigné précieusement. L’eau, question cruciale à Gaza, provient de la réutilisation de la cuisine, des douches : « Pas une goutte d’eau n’était gaspillée », explique Youssef, qui a posté ce texte sur sa page Facebook le 19 novembre 2024 : « Cultiver est un acte de guérison. Un petit trou dans la terre ouvre une brèche dans l’âme sombre, et la graine qui y est plantée n’est qu’une promesse cachée que la vie est possible. Ici, dans ce vide cruel, la terre recommence à parler sa langue ancienne. »
Il fait même pousser du tabac : « Un ami m’a donné des graines de tabac à semer. Une fois que j’ai eu des feuilles, au bout de trois semaines ou un mois, j’ai utilisé pour les faire sécher le four en terre et en paille communautaire que j’avais construit pour faire cuire le pain. Je n’avais pas de feuilles à rouler, alors je prenais ce que je trouvais, les feuilles de journaux, par exemple. »
Youssef Elqedra fume cigarette sur cigarette, des vraies. Il boit du café et de la bière et regarde Marseille. Il écrit, et Gaza ne le quitte pas. Car, ainsi qu’il l’explique dans la revue Arablit, « les ruelles démolies sont reconstruites avec des mots, les arbres déracinés sont replantés sur le papier. L’écrivain refuse de laisser sa ville tomber dans l’oubli ; il tente de lui donner une nouvelle vie à travers les mots ».